Tour guidé d’une chevauchée
Tour guidé d’une chevauchée
Radio Vinci Park est un mythe, composé sur mesure pour l’espace d’un parking, arène moderne où prend place un affrontement aux allures archaïques. C’est une chevauchée singulière, un face-à-face inédit, qui joue sur le terrain du fantasme et invente des modes de relations entre êtres vivants et machines désirantes.
Radio Vinci Park est un trio, né de la rencontre entre l’artiste plasticien français Théo Mercier et le danseur et chorégraphe François Chaignaud, dans lequel ce dernier partage l’espace avec le cascadeur Cyril Bourny et la musicienne Marie-Pierre Brébant. C’est un endroit où se rencontrent des matériaux, des pratiques et des sentiments, des ambiances et des temporalités qui tantôt se frottent, s’apprivoisent ou menacent d’entrer en collision. Tâche d’huile, moteur ronflant, voilages délicats, corps dansant offert, notes de clavecin égrainées dans un décor de béton nu, voici quelques-uns des éléments qui forment ce spectacle vivant qui se dévoile comme un collage unique, une composition comme aime à fabriquer Théo Mercier dans ses œuvres sculptées comme scéniques.
Radio Vinci Park prend l’allure d’une sérénade aux effluves toxiques. Rendez-vous est donné dans un parking souterrain, cet espace liminal étrange et inquiétant, lieu sombre qui se prête aussi bien au décor d’un film d’horreur qu’à des tractations secrètes, dissimulées à la vue du plus grand nombre. Nous sommes convié.e.s dans un écrin à la fois brut et obscur. Le mystère est épais. Nous avons l’impression de nous faufiler en douce dans des souterrains. Un drôle de sentiment plane, celui de se rendre à un combat clandestin interdit, où une lutte s’apprête à prendre place sous nos yeux. Comme un coup tranchant, nous avons droit à une entrée en musique flamboyante et baroque, un clavecin imposant trône parmi les reliquats d’un salon décadent : tapis, cristal, bouquet de roses, qui détonnent contre le béton froid. Marie-Pierre Brébant, sanglée de cuir et installée au clavier joue Mozart et Purcell, comme un prélude à l’amour. Complice de François Chaignaud, avec qui elle défriche par ailleurs le répertoire chantée d’Hildegarde Von Bingen dans Symphonia Harmoniae Caelestium Revelationum, spécialiste de la musique baroque, venue du classique pour muter vers des
endroits de collaborations où il y a la place d’expérimenter, elle aime jouer sur des lignes de crête entre les genres et se trouve à son aise en nous accueillant dans ce décor qui dépeint l’ambiance d’un salon de musique bourgeois défraîchi, lové dans le sombre de l’antre souterraine.
Sa musique donne un plein volume à celle qui est normalement diffusée sur les ondes de Radio Vinci Park. La pièce tire en effet son nom de cette station de radio créée par l’entreprise Vinci, qui programme des airs de musique classique résonnant dans les espaces bétonnés des parkings, se faufilant entre les carcasses luisantes des voitures qui s’alignent au son des crissements de pneus. Cette radio est comme une petite musique qui flotte dans l’air, perceptible en tâche de fond, puisque le volume sonore est ajusté pour que l’on puisse entendre si quelqu’un nous emboîte le pas dans notre dos. Une angoisse latente se glisse sous la peau des arias, l’épiderme est sur le qui-vive en traversant l’espace froid et se faisant, cette drôle de radio assure une drôle d’ambiance. En continuant un peu plus loin, c’est l’objet du fantasme qui apparaît. Un motard casqué, caparaçonné de noir trône dans la flaque de lumière d’un néon, chevauchant une moto qui ronronne entre ses jambes. Une voix de tête arrive à nos oreilles, puis la silhouette de François Chaignaud en danseur courtisan, vêtu de voilages blancs, paré aux chevilles et aux poignets de lourds ornements qui crissent contre les barrières de métal qui délimitent le terrain de jeu, imposant une frontière physique qui nous sépare des deux protagonistes. Une sérénade débute entre le danseur et le motard, tourne bientôt au choc de la rencontre sensuelle, tous deux pris dans la mise en scène d’un combat. Les odeurs d’essence lestent les volutes du chant d’un gras lourd, suintant. Le tremblement de la voix de François Chaignaud, qui dévoile sa parade nuptiale en bondissant puis s’enroulant autour de l’homme et de sa machine est aussi palpable à l’endroit de notre réception, lorsque le motard démarre dans le noir soudain et commence à rôder dans l’arène. D’abord tout doux puis de plus en plus casse-cou, virages serrés, moteur hurlant, coups de freins secs face à un François Chaignaud torse nu offrant sa chair. Récit d’amour hybride, le duel est provoqué sur le lieu de l’érotisme, à un endroit de friction entre représentations de masculinités plurielles. À l’image de la silhouette de Chaignaud, qui virevolte puis se réceptionne sur les aiguilles de talons vertigineux, avant d’abandonner ses dernières forces aux pieds du motard, bloc noir impassible.
La partition chorégraphique oscille entre crispation et relâchement, sur une ligne de crête entre jouissance et frustration, douleur et extase. Pas de demi-mesure ici. La tension tient l’espace, se répand avec sa charge symbolique, pour s’enrouler autour de cette danse des voiles qui joue avec les clichés de la séduction amoureuse. Car ils s’en amusent aussi, tous les protagonistes de cette cour, qui glissent avec humour sur les passages obligés du drame amoureux. La figure de l’amant repoussé, éconduit et éploré, incarné avec brio par François Chaignaud et son art du travestissement maîtrisé, se joue de ces différents passages aussi bien par les oripeaux d’une Salomé revisitée que d’une déclinaison de figures sans genre qui peuplent son imaginaire et stimule le nôtre. Le corps est ici le lieu de toutes les transformations. L’art du costume, du maquillage, des coiffures et des ornements sculpte une invention à même les matières. Des versions de soi en naissent, vacillent entre zones de fragilité et de puissance. Ses métamorphoses sont passionnantes à suivre dans cet espace du fantasme, suivant le trajet de l’air qui gonfle la cage thoracique du danseur au- dessus de sa taille gainée, propulsant son souffle et son chant de désespoir au-dehors, ruisselant en
cascade sur les traits de son visage. Face à lui, le monolithe noir et luisant figuré par le motard inaccessible, dangereux et mystérieux incarne l’autre extrémité de l’arc, pure image froide et plastique.
C’est la même curiosité de faire se rencontrer des esthétiques différentes par la friction, de voir quelles étincelles en naissent, qui réunit François Chaignaud et Théo Mercier dans cette mise en scène. En sa qualité de danseur et chorégraphe François Chaignaud aime les duels et les côtoiements entre les répertoires dansés, chantés, lyriques et musicaux. On peut songer à Romances Inciertos, opéra-ballet composé avec Nina Laisné où il incarne des figures andalouses baroques, naviguant entre androgynie et amours déçus, ou récemment au duo formé avec le beatboxer Aymeric Hainaux dans Mirlitons. Cela trouve un écho dans la pratique plastique de Théo Mercier, qui agglutine et provoque des rencontres entre les matières et les imaginaires qu’elles charrient dans son travail d’installation. Assemblage de bustes antiques, de pierres, d’objets en terre cuite et de pièces issues de la production de masse industrielle, son travail ouvre un espace entre « l’archéologie de ce qui n’a pas existé et la nostalgie de mondes perdus». Le geste qui donne naissance à Radio Vinci Park est aussi né de l’architecture de la Ménagerie de verre à Paris. En arrivant dans cette salle de spectacle et lieu de création important pour la danse contemporaine, Théo Mercier a commencé par dépouiller l’espace, enlever les gradins, les projecteurs, retrouver le béton, verser une flaque d’huile de moteur au sol et l’ancien parking qu’abritait autrefois l’endroit est soudain réapparu. L’usage premier du lieu refabriqué, rendu visible, a créé un terrain fertile pour inviter des figures à peupler l’espace de leurs présences et de leurs
fantasmes.
Radio Vinci Park est une tentative, tour à tour tremblante, espiègle et fiévreuse, qui prend corps dans un anti-Éden. Des chimères singulières y tentent d’improbables alliances à coup d’artifice déployés. L’espace se trouve modelé, modifié par leurs présences intensives, concentrées sous le halo de lumière d’un néon sale. Se chercher, tenter des choses pour être avec l’autre, pleinement, de toute la puissance du corps nous ramène à une pulsion ancienne et fondatrice, explore la violence qui sourd entre les rapports humains, jamais loin des élans érotiques. En composant un alliage inédit, cette équipe embrasse les contrastes et pousse les curseurs du vivant, à chaque nouvelle embardée.
Marie Pons
Radio Vinci Park, de Théo Mercier avec François Chaignaud, Cyril Bourny, Marie-Pierre Bréba
Credits Radio Vinci Park:
Co-production: MC93 – Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Festival d’Automne à Paris, Charleroi danse, centre chorégraphique de Wallonie - Bruxelles (BE), Maison de la Danse, Lyon – Pôle européen de création, Festival Next (FR / BE), Theater Rotterdam (NL), Triennale di Milano (IT), KunstFestSpiele Herrenhausen Hannover (DE), Bonlieu Scène nationale Annecy.
Support: Espace Pasolini/Laboratoire artistique Valenciennes, La Villette, Paris – Initiatives d’Artistes, Malraux, scène nationale de Chambéry Savoie, Les Aires – Théâtre de Die et du Diois, scènes conventionnées, d’intérêt national – « Art en territoire »
Mandorle productions is subsidized by the Ministry of Culture (DRAC Auvergne-Rhône-Alpes) and the region Auvergne-Rhône-Alpes.
François Chaignaud is an associate artist at Chaillot - Théâtre national de la Danse in Paris as well as the Maison de la danse and the Biennale de la danse de Lyon.
Special thanks: Balakumar, Edouard Prabhu, Prune Beche